#5 Le Doudou d'Oslo

« C'est l'histoire d'un petit enfant qui se balade dans la forêt à la recherche de son doudou. » Mani écoutait attentivement. Assise dans son lit, elle adorait les histoires de son père qu'il inventait chaque soir sur le moment. Habillée d'un simple pyjama, elle concentrait son regard sur l'espace vide de la pièce comme pour ne pas perturber le seul sens vraiment utile. Le regard de celle qui écoute. Son père levait les yeux au ciel en recherche d’inspiration. La suite de l’histoire, il la connaissait, mais c’est autre chose qu’il voulait raconter. Un petit enfant à la recherche d’un doudou, que peut-il bien lui arriver ? Des intrusions traumatiques polluaient sa créativité et l’amenait sur des terrains glissants, morbides et suicidaires. Il finissait toujours par trouver une suite. Un petit ajustement qui changeait le passé et rendait la vie plus belle. Moins réelle peut-être, aussi. Mani ne savait pas tout ça ; elle ne voyait que son père, le nez en l’air, à la recherche d’une millième histoire originale. Elle ne savait pas qu’il luttait chaque seconde pour rester en vie.

C’était un homme tout à fait banal de l’extérieur. Aimable, serviable, toujours prêt à laisser sa place, joyeux, motivé, doué et combatif. Un type bien. Il se leva péniblement à 6h45, réveilla sa fille d’un chuchotement à l’oreille et d’un baisé sur la joue. Il prépara son repas du midi qu’elle devrait avaler en vitesse à l’école : deux petits sandwichs avec trois tranches de concombres, une tranche de tomate et deux morceaux de fromages, un peu d’eau et une banane. Après quelques minutes, Mani arriva enfin dans la cuisine pour déguster religieusement son petit déjeuner en compagnie de son père. Un peu de lait et des biscuits. Iels discutèrent de tout et de rien, de la vie, des belles choses comme des mauvaises, des rêves et des cauchemars. Rassasié·es, Mani traina des pieds jusque sa chambre pour s’habiller, laissant à son père le temps de préparer ses affaires : son ordinateur, son téléphone, ses clefs, … Un type banal, pour une vie banale.

Mani aimait bien l’école. Son père l’y déposa en vélo à 8h15 précisément, comme chaque matin. Il salua l’institutrice qui répondit d’un sourire, vite interrompu par une bande de bambins de quatre à six ans à la recherche d’attention. C’était un endroit calme, où les enfants s’aimaient et jouaient ensemble. Mani pouvait vaquer à ses occupations sans contraintes, sans jugements ni reproches. Elle y allait de bon cœur. Elle était heureuse. Oui, Mani aimait bien l’école.

Quelques kilomètres plus tard, son père arriva enfin devant l’imposant bâtiment de verre et de béton où il attacha son vélo pour la journée. Il était 9h00. Il ouvra la porte coulissante d’un geste rapide de son badge, salua la réception et grimpa trois étages pour s’installer à son bureau. D’autres collègues arrivèrent quelques minutes plus tard, riant aux éclats, sûrement. Malgré le travail pénible et répétitif, la journée passa vite. Le repas ou les pauses cafés étaient des moments de repos appréciés, riches d’échanges avec des collègues, que d’aucuns pourraient considérer comme des ami·es. Peut-être. Iels discutaient, iels riaient. Iels étaient heureux·ses. C’était une bonne chose.

17h00. Mani terminait l’école peu après le déjeuner, mais elle rejoignait un autre établissement pour jouer encore un peu avec ses ami·es jusqu’en fin de journée. Ce jour, son père arriva en sueur, épuisé par la route parcourue beaucoup trop vite pour que le vélo reste un moyen de transport sûr. Juste avant la fermeture, il récupéra sa fille et rentra doucement à la maison.

La maison était bien rangée, propre et sans âme. Mani n’aimait pas les maisons mortes, alors comme chaque soir, elle coura dans sa chambre pour sortir tout ce que ses bras menues pouvaient porter. Elle jeta tout dans le salon et couvra le sol de pièces en bois, en plastique et en tissus. La maison prenait des couleurs partout où elle allait, et même si son père préférait pouvoir circuler sans encombres, il se ravissait du tableau coloré que le chaos de sa fille générait.

Après le repas, Mani profita du temps qu'elle avait pour jouer avec son père, avant de se préparer pour aller se coucher. Iels ne passaient pas beaucoup de temps ensemble. Quatre heures par jour tout au plus, en comptant le trajet en vélo, c’est peu.

Bien sûr que non, pensa-t-il, avant de poursuivre :

« C'est l'histoire d'un petit enfant qui se balade dans la forêt à la recherche de son doudou. Oslo, c’est son nom, l’avait perdu un peu plus tôt dans la journée. Un joli lapin, usé par le temps et les intempéries, dont les perles noires des yeux avaient été remplacées par un bouton de chemise bleu d’un côté, et une simple croix d’une chute de fil rose de l’autre. Il savait où il se trouvait parce que toute les semaines, son doudou filait à tout allure comme le bonhomme en pain d’épice de la chanson et se cachait dans la forêt. Alors il sorti sans un bruit de la maison, ouvrit délicatement la porte pour que son père ne l’entende pas, et parti entre les arbres. Il chercha, il chercha, et là ! Il est là ! Le doudou ! Quel petit coquin ce doudou. Heureusement qu’il l’a trouvé, il va bientôt pleuvoir. Il couru le chercher, le pris dans ses bras et lui fit un gros câlin. Lorsqu’il se retourna, il vit son père, droit debout, aux yeux profonds et aux sourcils cassés. Il le pris par le bras, fort, si fort qu’il tomba par terre. Mais Oslo tenait le doudou, il le tenait serré, serré contre lui, contre son cœur. Il le protégerait, oui il le protégerait. Oslo tentait de se remettre sur ses pieds pour pouvoir marcher et alléger la douleur sur son bras, mais son père était trop rapide, trop fort et trop violent. Il le ramena à la maison, en colère, et le jeta dans son lit. Feignant de se contenir, faussement dépassé par les évènements, dans un déchaînement fataliste, il lui dit, : « Je t’ai déjà dis de ne pas partir tout seul ! Tu n’as pas le droit de partir tout seul ! ». Oslo pleurait. Il implorait « Papa s’il te plaît, ne fais pas mal à mon doudou papa ». La poigne sur son bras lui brulait la peau jusqu’à l’os. Il sentait la tension se propager jusqu’au coude, et craignait qu’un jour il ne casse. Il sentait son père le frapper, le toucher et le déshabiller. Il était nu. La violence devint inaudible. Invisible. Indicible. Il pensa à son coude qui le brulait, à son doudou qui pleurait, à ces adultes qui ne savaient pas et à ces adultes qui savaient. Il serra son doudou, bien fort contre sa peau en lui murmurant que tout ça serait bientôt fini. »

Oslo luttait pour exister. Il se disait que sa fille n’était pas prête, mais sans doute savait-il qu’il ne l’était pas non plus. « Non ma fille, balbutia-t-il à son esprit traumatisé, je ne te dirais pas tout ». À voix haute, il entama une nouvelle fois la ré-écriture de sa vie, bercé dans un voile invisible de déni volontaire : « Miko, c’est son nom, avait perdu son doudou un peu plus tôt dans la journée. Un joli lapin, un peu usé par les câlins et les bisous, dont les perles noires des yeux brillaient de mille éclats au soleil. Il lui manquait tellement et il était si triste, qu’il embêtait tout ceux et celles qui croisaient sa route. Il ne voulait pas qu’on le voit pleurer, alors à la place il se mettait en colère. Surtout contre les gens heureux. Miko était un peu jaloux des gens heureux, mais surtout, Miko était triste. Personne n’y faisait vraiment attention. Personne ne s’inquiétait. Sans faire un bruit, il parti en expédition dans la forêt avec son manteau, sa gourde et une banane, à la recherche de son lapin. Après des heures à tourner en rond et le ventre bien rempli, à chercher dans les buissons, dans les arbres, dans les terriers et même dans les trous de souris, il fini par arriver dans un petit recoin de la forêt où des lampions chassaient les ombres. Lorsqu’il passa la tête entre deux feuillages, il aperçu une incroyable ronde : des dizaines de doudous assis autour d’un feu, chantant et dansant. Il y avait le lapin de Miko, mais aussi l’ours de Grut, la souris d’Anna, la poupée de Juana et plein d’autres qu’il ne connaissait pas. En l’entendant hoqueter de surprise, le doudou de Miko se retourna et dit « Ne t’inquiète pas, je vais bien. Je suis avec mes ami·es maintenant ! Tu es grand et toi aussi tu peux avoir des ami·es. » Miko était très surpris ! Certes, un doudou qui parle c’est bizarre, mais des ami·es, lui ? Ça n’est pas toujours facile d’avoir des ami·es. Parfois les papas et les mamans n’expliquent pas bien comment en avoir. Miko salua les doudous et rentra chez lui un peu triste de revenir seul, mais en même temps rassuré. Son doudou allait bien. Et il était heureux. Et il était grand maintenant. Et il voulait des ami·es. Des gens qui l’aiment, et des gens qu’il aime. À partir de ce moment là, Miko devint beaucoup plus gentil avec ses camarades de l’école. Et tout le monde souriaient jusque dans leur cœur. »

Mani ne dormait pas. Elle écoutait. Elle réfléchissait.

Un jour de plus. « À quoi bon, murmura Oslo une nouvelle fois, à quoi bon ? »