#8 La Reine Morte
Elle tombait, c'est ce qu'elle avait toujours voulu. Maintenant que sa mort était certaine, cependant, elle doutait. C'était trop tard, le sol se rapprochait beaucoup trop vite. Elle n'eut pas le loisir de finir sa pensée.
Il était allongé dans une noirceur absolue qui l'enveloppait comme un linceul. Son esprit tentait de se raccrocher à ce qu'il connaissait : sa famille, ses amis, sa femme ou les cloches de l'église au loin qui n'arrivaient pourtant pas à rompre ce moment d'intimité ultime, en vain. Il était seul. La solitude le tuait à petit feu, dégradant ses facultés mentales jusqu'à ne laisser qu'un tas de chair morte en décomposition.
L'animosité avait pris le dessus. Toutes les capacités cognitives étaient shuntées pour prendre une décision rapide et la plus optimale possible. Il avait compris. Tout allait trop vite pour agir. Il se sentit mourrir lorsque l'explosif détonna sous ses pieds. Le temps s'allongeait à l'infini. Sans douleur, il savait que ses jambes se réduisaient, centimètre par centimètre, en une poudre carbonisée qui ferait germer l'avenir sur ce champ de bataille maudit. Son cœur ne battait plus, son sang ne circulait plus, et son cerveau disparut.
Ida se réveilla en sursaut, observée par un petit homme chauve au sourire bienveillant qui lui faisait face. Une cicatrice lui barrait le cou.
- « J’espère que tu n’as pas trop chaud.
- — Où sommes nous ? » demanda-t-elle, ignorant sa remarque.
Elle s'était faite à l'idée. Dans cette partie du monde, la femme d'un homme lui appartenait, usus, fructus et abusus. Elle servait à porter ses enfants et prendre les coups à sa place. Elle le savait en l’épousant, mais n'avait pas saisi toutes les implications à l'époque. Bien que sa mère ait insisté des jours durant pour qu’elle reconsidère ce mariage, elle n’avait jamais pris la peine d’expliquer les enjeux liés à l’union sacrée. L’homme à la cicatrice avait proposé à son mari, un abruti condescendant ayant tout perdu aux jeux, d’emprunter sa femme pour payer sa dette. Il se croyait supérieur à elle, et bien que considéré comme tel, il était écrasé par la vivacité d’esprit dont elle faisait preuve. Aujourd'hui néanmoins, cette intelligence n’était d’aucune utilité. C’est elle qui était dans la caravane et c’est elle qui se dirigeait vers un bordel de la région. Les irrégularités de la route lui faisaient mal au dos.
« Encore trente bons kilomètres. On devrait arriver d'ici deux heures. » Il dévoila une rangée de dents carnassières qui tranchait nettement avec le semblant de compassion dont il avait fait preuve jusque-là.
« Tu devrais te rendormir, je ne suis pas sûr que tu fermes beaucoup les yeux à ton arrivée. Laisse toi aller, tu verras, résister c'est souffrir. » Quelques instants plus tard, Ida rêvait.
La souffrance psychologique dominait la douleur de la lame chauffée à blanc pénétrant son âme. Elle voulait que tout se termine. Alors que l'horreur du monde se voilait dans une absence sensorielle, elle remercia dans un dernier souffle son bourreau de lui offrir sa rédemption.
Il riait, il riait. Maintenant il mourrait. Il le savait, et sa mort était teinte d'un sentiment de stupidité. Il se maudissait de terminer comme ça. Ses muscles pourrissaient de l'intérieur. Il tomba et sentit son esprit s'évaporer. L'espoir de se réveiller à nouveau brillait, mais il le savait : en vain.
Elle reçut une claque. Le réveil était douloureux. Comme à chaque fois, le souvenir de ses rêves était très clair, si clair que son corps pleurait. Ida n'avait jamais parlé de ses épisodes oniriques à quiconque.
« Réveille toi ! Le Gérant ne t'attendra pas longtemps. »
Ida avait du mal à sortir de sa léthargie. La mort imprégnait encore son esprit embrumé, le retour à la réalité était difficile. Elle descendit de la caravane avec difficulté et se dirigea vers l'entrée du bâtiment. Il était tôt et le soleil n’allait pas tarder à se lever. Elle aperçut un homme au comptoir. Elle reconnut le Gérant à son chapeau extravagant, jaune et rouge orné de fleurs fanées. Pendant les longues heures du trajet, le chauve l'avait décrit sous toutes les coutures. Elle récita :
- « Bonjour Gérant, je suis Ida, je viens rembourser ma dette.
- — Bonjour ma puce, dit-il le sourire au lèvre. Va dans la chambre 4, un client t'y attend.
- — Oui Gérant. »
Malgré son sourire et son apparente gentillesse, le Gérant dominait Ida. Elle ne réalisa son emprise qu'en reprenant ses esprits, la main sur la poignée. Elle ouvrit la porte.
« Eh ben ! On m'avait promis une belle salope, j'ai l'impression qu'on ne m'a pas menti. »
Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que le rustre mal lavé parlait d'elle. C'était son premier client, elle avait intérêt à faire bonne figure. Le fossé entre ce qu’elle voulait faire et ce qu’elle faisait était abyssal. À nouveau, elle récita :
- « Je m'appelle Ida, et je suis là pour vous servir.
- — Ah mais c'est qu'elle a un nom en plus. » L’homme semblait s'adresser à un ami imaginaire. « Fraîchement arrivée, c’est ça ?
- — Oui monsieur, je viens d'arriver avec le convoi de ...
- — Oh mais c'est qu'elle parle beaucoup trop celle-la, s'adressant une nouvelle fois à son ami imaginaire. Fous-toi à poil, j'ai pas le temps de bavarder ma jolie ! »
Ida s'exécuta. Elle n'avait pas le choix. Sans le savoir, sa décision avait été prise le jour de son mariage. Elle avait alors juré de servir son mari pour le meilleur et pour le pire. Le meilleur restait à venir se rassurait-elle, malgré tout inquiète qu'il puisse déjà être derrière elle. Elle ôta ses vêtements un à un et se retrouva nue. L'homme s'approcha d'elle en s'humidifiant les lèvres. Il retira sa ceinture, la plia en deux et frappa la cuisse candide de la jeune ingénue. Du sang coula à l'endroit où le métal avait frappé. Ida cria de surprise, plus que de douleur. C'est ce qu'ils voulaient tous non ? Du sang ? De la peur ? Un cri ? La blessure lui fit poser un genou à terre.
« Tu comprends vite ma jolie » dit-il en s'avançant vers elle le sexe dressé.
Les impulsions allant de son corps à son esprit étaient interrompues. La mémoire barricadée. Il était sidéré. Seulement trois minutes s’étaient écoulées, mais son esprit s'allongeait dans un espace-temps parallèle qui semblait s'étirer à l'infini. Il assistait à son propre viol depuis l’extérieur de son corps. Il ne pouvait rien faire, pas même se débattre. Cinq minutes. Une heure ? La détente était pressée, la balle fendait l'air dans un silence morbide. Le crâne s’ouvrit lentement comme pour la laisser passer. Elle traversa le cerveau du lobe occipital au lobe frontal. Il la sentit ressortir alors que la monstrueuse créature éructait de plaisir. Tout ça n'avait plus aucune importance.
Elle mordit la chair du loup dans l’ultime espoir de le faire lâcher prise. Une déchirure l'avait immobilisée deux jours sur une terre gelée. Elle se savait condamnée, mais abandonner n'avait jamais été une option. La meute se rassembla autour du festin. C'est alors qu'elle comprit la futilité de son combat. Elle relâcha ses muscles, mimant la mort dans un ultime acte instinctif et ancestral. Elle le savait, c'était fini. Elle sentit les crocs de son prédateur pénétrer davantage sa chair. Puis d’autres. Puis plus rien.
Elle se réveilla seule. Le client était parti et avait laissé un généreux pourboire sur la table de chevet. Elle s'était soumise à tous ses fantasmes, comme il le lui avait été imposé. « Résister c'est souffrir », se récita-t-elle comme un mantra. Ses rêves la tuaient plusieurs fois par nuit dans des souffrances abominables. La dissociation de l'esprit et du corps était l'ultime résistance, l'arme absolue pour lutter contre toute souffrance. Tout le monde luttait contre la mort. Elle essuya ses larmes sous la douche crasseuse qui ne semblait propre que par endroits, là où l’eau pouvait couler. Elle choisit des nouveaux vêtements. Un deuxième client tourna la poignée.
La Rêveuse était la plus prisée. Le bordel avait gagné en popularité grâce à elle. Le Gérant était très généreux. Ida n'était arrivée que 5 ans plus tôt, et son style attirait hommes et femmes de la région. Après chaque supplice, elle sombrait dans un sommeil profond et sincère qui lui valut son surnom. Aujourd'hui encore, elle devrait travailler une demi-douzaine d'heures. L'édifice était situé sur un chemin très emprunté et le chiffre d'affaire était surtout réalisé pendant la journée, lorsque commerçants et curieux parcouraient la région. La Rêveuse venait de s'endormir lorsque le client suivant entra. Elle n'avait pas eu le temps de rêver, et hésita un instant à le remercier pour ce cadeau.
« Bonjour ma reine. »
Ida tiqua. Ce surnom, cette voix. Un passé douloureux qui s'étendait jusqu'au jour de son départ lui fit ouvrir les yeux. Elle tournait le dos à la porte, mais ne bougea pas. Elle était terrorisée. Elle était paralysée. Elle ressentit un condensé de douleurs et de manipulations psychologiques refoulées et masquées derrière un fragile lange de verre que ces quelques mots firent voler en éclats. Elle referma les yeux, espérant se réveiller après la mort de la bête qui avait une nouvelle fois pénétré son intimité.
Une main glissa sur le lit et sous les draps. Elle se rappela qu'elle était nue et n'avait pas eu le temps de se laver. Elle tiqua à nouveau à ces pensées, sentant que son esprit s'éloignait de son corps. À mesure que l'individu s'approchait, ses sensations diminuaient, sa conscience l'abandonnait comme toutes ses victimes oniriques sur le point de mourrir. Mais elle ne mourrait pas. Résister c'est souffrir, mais souffrir c'est vivre. Et elle voulait vivre. Alors la Rêveuse se concentra sur chacun des mouvements du tortionnaire. Elle le sentait glisser ses doigts et son regard sur son dos comme le prédateur attrapant à sa proie blessée. Il ne lui restait qu'à mordre, elle était à lui. Il s'approcha davantage et entreprit de la retourner. Il aimait voir son visage éteint lorsqu'il la violait. Elle résista. Pendant une seconde, Ida se demandait s'il était parti. Il n'y avait aucun bruit dans la chambre et plus rien ne bougeait. Elle sentit alors la lame froide courir sur ses hanches jusqu'à ses bras. Il voulait lui faire mal. La punir d'avoir voulu résister. Elle était pétrifiée et ne pouvait pas bouger lorsqu'il la plaqua sur le ventre. Malgré tous ses efforts, elle sentit son esprit partir une nouvelle fois. Le couteau traversa sa main droite et l'accrocha au lit. Son corps plongeait dans un vide infini, elle s'efforça de le voir, de le sentir ou de l'imaginer. Elle voulait qu'il meure. Elle vit son propre corps disparaître dans les ténèbres lorsque son mari l'écrasa de tout son poids.
« Bonjour ma reine. »
Il le savait. Son corps tout entier le savait, mais une partie de lui même refusait d'admettre l'évidence. Le couteau avait transpercé sa chair humide en plein cœur. Il avait senti la pointe ouvrir la peau et les muscles avant de se glisser sous le cartilage du sternum et de traverser le ventricule droit de part en part. Le sang mal oxygéné continua de pulser pendant quelques secondes. Il sentit sa conscience se détacher de sa prison charnelle. Au loin, il aperçut la Rêveuse. Elle le regardait, le regard profond, prête à briser les cervicales de sa proie.
- « Qui es-tu ? lui demanda-t-il.
- — Je suis morte, dit-elle simplement. »
L'ombre évanescente qui matérialisait son corps disparut complètement. Il n'y avait plus rien.